Bachelard avait écrit au jeune Chambelland: Sous le Pont de l'épée passe une grande rivière, à flot coule la poésie. La poésie est aussi, et peut-être surtout, de l'autre côté du Pont. Le Pont, c'est la traversée, le passage à la légende, contre la mort. Le poète ne meurt pas. Le Pont sous l'Eau (1988-1996), qui fait suite au Pont de l'Épée, est dans Chrétien de Troyes l'autre pont qui se présente au chevalier. À la signification ambigue et inquiétante de ce pont souterrain ou subaquatique, Guy Chambelland répond par l'humour
Le Pont sous l'eau, parce qu'on a bien failli couler...
dit-il en faisant allusion à ses démélés
avec le fisc qui le soupçonnait defaire de l'argent.
..
Le Pont de l'Épée tranche et relie dit Pierre Chabert (*) . Il relie les poètes, à travers le temps, l'espace et les arts poétiques. Les deux Ponts ont comme règle générale l'éclectisme, courant philosophique grec qui voyait dans toute forme de pensée un chemin vers la vérité. Pour Chambelland, tout (bon) poète est un chemin vers la Poésie.
Je ne fais pas de différence entre Villon et Eluard, ça fait partie du patrimoine, ça fait partie de la famille, ça fait partie du sang poétique... le sang.
Quand les banquettes de bistro cessent d'être bateaux
sur la mer
mon grand chien mort met ses pattes sur mes épaules
je caresse ses oreilles je respire sa rousseur
une chance d'accord s'offre à nouveau (*)
Le chat est là aussi, eclectisme encore, le chat plus haut
placé que le chien, dans l'Esquisse d'une distance de Dieu(*)
, et objet d'une Contribution à l'art d'aimer Le
chat, a l'usage de tous féliphiles, depuis l'enfant tireur
de queue jusqu'à l'adulte distingué (*).
Le chat que gêne secret
ma trop terrestre présence (*)
Mais le Pont de l'Épée tranche aussi, et sans merci. L' éclectisme n'exclut pas le choix. Ses principaux adversaires: l'intellectualisme et le mondanisme, contre lesquels il part en guerre inlassablement dans des textes implacables qui lui valent bien des ennemis.
LE PONT DE L'ÉPÉE, ce fut aussi, fait de
plus en plus rare dans notre temps de déculottage, la polémique,
l'éreintement des imposteurs et autres médiocres
au pouvoir. Contre leur intellectualité à la gomme
qui n'a rien à dire et le dit uniformément d'un
poète à l'autre, LE PONT DE L'ÉPÉE
n'aura proposé de poésie qu'à partir de l'exigence
de la combinaison quai alchimique de ce que nous appellerons faute
de mieux : l'âme,- et d'un style...
S'il lui fallait à posteriori un isme, qu'il a toujours
récusé, nous proposerions au scholiastes futurs:
L'émotivisme. A quoi nous préférons, évidemment
la formule: la tripe et la patte(*)
.
Dans les années 90, les gazettes l'Insolent et l'Anarque seront le lieu privilégié de ses polémiques. La bataille fait partie de la quête, parce que pour Chambelland, la poésie est un mode de vie, un éthique, une façon d'être au monde,
Si j'aime les mots, c'est qu'ils viennent des choses,
des hommes
et de dire
Ce vieux silence humain à formuler toujours pour
exister un peu. (*)
La poésie jamais réduite à un savoir-faire, à une forme, à une définition réductrice, la poésie jamais réduite au poème:
Nous entendons par poème en prose tout texte en prose chargé de poésie (comme on dit une charge de dynamite). Et si d'aucuns s'obstinent dans leur démonstration que le poème est quelque chose de plus restrictif, nous leur répondrons qu'à choisir nous n'hésitons pas: nous préférons la poésie au poème.(*)
Rien que poète
Pour Guy Chambelland, être éditeur de poésie était être en poésie, et être en famille. Le sang... de Turoldus(*) à Yves Martin. Un examinateur au CAPES lui avait reproché de traiter Shakespeare comme un voisin de pallier. Il leur en voulait parfois pourtant, de l'empêcher d'écrire lui-même, comme en témoignent les premières lignes des Notules sur le Baroque, la prosodie et la pornographie, ou brouillon pour une préface bavarde au recueil Barocco Metrico(*) :
Ces 66 poèmes, chiffre de mon âge alors, ont été écrits après plus de 15 ans de silence (poétique) dû au fait qu'on ne s'occupe jamais impunément des autres, à savoir pour mon cas, que le poète éditeur se fait fusiller par ses propres poètes.
Peut-être est-ce pour conjurer cette contradiction que Guy Chambelland se fait lui-même autres poètes: Edmond Carle, l'alter-ego, dont le Ricercare (1993) reprend le titre d'un long poème de la Mort la Mer, et qui, avant Barocco Metrico, renoue avec le poème métrifié; Jean Sannes, né en 1937, enseignant de français à l'étranger, poète de l'amour tout court(*), et enfin Jean Claus, l'anti-romantique, dont on comparera la dernière strophe du poème l'écoeuré avec celle du poème Visage de Guy Chambelland, qu'il suit immédiatement dans le numéro 2 du Pont de l'Epée, Amour Poésie (1958).
Visage
Visage-dieu
visage de joie
je t'aime
parce que tu es beau
parce que tu es vivant
L'écoeuré
T'avais beau avoir une gueule
d'ange enfant avec des taches
de rousseur sur le nez et des yeux de glaieul
t'étais une foutue peau de vache
La non préface qui est finalement chisie
pour introduire Barocco Metrico, se termine sur ces mots :
Rien que poéte.
Guy aimait raconter que Beethoven, à qui on avait demandé
la signification d'une sonate qu'il venait de jouer, avait répondu
: Je vais vous expliquer, et l'avait rejouée.
Réécoutons-le.